Depuis le commencement de notre publication, nous n'avons pas manqué
chaque année de protester, au nom de la morale, contre ce qui se passe à
Paris dans ces jours de dévergondage et de profonde immoralité que l'on
appelle le Carnaval.
Si l'on ne nous a point entendus, ce n'est pas de notre faute ; si nos
seigneurs de la grande presse ne nous imitent point, nous n'y pouvons
rien encore ; il ne nous reste qu'à prêcher l'exemple, désireux que nous
sommes de faire germer un peu de bien en ce monde, où nous voyons tant de
mal. Nous savons bien que les gens qui rient de nous en sauront peu gré,
et qu'ils ne manqueront pas d'attribuer à l'état précaire de nos finances
ce qu'ils appellent "une abstinence forcée" ; mais à eux nous n'avons
rien à dire ni à répondre ; comme nous nous adressons aux travailleurs
avant tout, ceux-ci apprécieront la pensée qui nous dicte ces quelques
lignes. Il faut des hommes à la France pour qu'elle soit toujours digne
de son nom, pour qu'elle préside encore aux destinées du monde, et que
tous la qualifient, avec l'un de ses puissants chefs, de belle,
d'héroïque, de grande nation. Ses enfants laborieux le savent, et ils
n'iront pas s'amollir et se corrompre dans des fêtes scandaleuses pour
devenir semblables à ces Romains dégénérés qui n'avaient plus la force de
soulever une lance lorsque la barbarie est venue les envahir.
Au milieu du laisser-aller incroyable qui préside à ces jours à la
fois si abominables et si funestes ; encore jeunes et plein d'avenir,
mais déjà, pour la plupart, usés par la débauche et glacés par l'égoïsme,
il est, parmi les classes dites supérieures, des hommes qui abjurent
toute dignité, tout sentiment honnête, et font de l'orgie monstrueuse où
ils se vautrent quelque chose de si ignoble et de si vil, de si bas et de
si sale, qu'on ne trouve rien à comparer, même dans les derniers rangs
des animaux. Oui, c'est à cette jeunesse soi-disant d'élite, c'est à ces
fils de famille qu'il est donné de faire renaître parmi nous tout un
monde d'antiques turpitudes, et d'offrir en spectacle à nos enfants
l'effronterie des cyniques unie à la lubricité des satyres. Nous avons
pourtant un fait à constater à leur louange, ainsi qu'à celle de ceux qui
les prennent pour modèle ; maintenant ce n'est plus en plein jour qu'ils
étalent les peintures de leurs vices et les souillures de leur
imagination, c'est au milieu des ténèbres, à l'heure où se commettent les
mauvaises actions et les crimes, que ce Paris de l'égoût se lève,
aujourd'hui, pour recommencer son immonde bacchanale ; si le soleil du
lendemain ne venait pas éclairer la scène et montrer les auteurs épuisés
et couverts de fange, on n'en verrait rien que ce que l'ombre laisse
deviner ou révèle : l'impudicité et la luxure, les instincts vils et les
penchants honteux.
C'est un grand crime du Pouvoir que sa tolérance pour des excès si
pernicieux et si funestes ; si un mauvais génie avait pour mission de
détruire l'espèce humaine, il nous semble qu'il ne choisirait pas d'autre
voie.
Nous ne pouvons faire autrement que de dire quelque chose de ces jours
de délire, mais nous n'entrerons dans aucun détail ; notre plume s'y
refuse, notre conscience nous le défend. Dans ces réunions honteuses qui
se multiplient à l'infini et qui envahissent aussi bien la guinguette que
le salon, le théâtre que le cabaret, chacun se voile le visage, non par
crainte de rougir, mais pour ne pas être connu. Ailleurs on est hautain,
prétentieux, poli avec ses égaux, dédaigneux envers ses inférieurs, là
tout le monde se serre la main, s'embrasse, se tutoie : c'est l'égalité
dans toute sa latitude, mais c'est l'égalité du vice. C'est là que
l'homme abjure toute retenue, et la femme toute pudeur. Quiconque sera
le plus effronté doit être le plus applaudi ; et, qui le croirait ? on
brigue les applaudissements ! Tout est bas, faux trompeur, dans ce
tourbillon impur. Les voix se ressemblent et n'ont plus rien de l'organe
humain : c'est quelque chose de glapissant, de flûté, d'aigre, comme ces
cris que font entendre les bêtes fauves dans les bois. Puis quand la
bande est bien repue, quand les liqueurs spiritueuses fermentent dans ces
cerveaux vides, alors le désordre est à son comble ; c'était affreux,
cela devient horrible : ce sont des hurlements prolongés, délirants,
frénétiques, qui font que la pitié vous serre le coeur quand on les
entend de loin, et qui, de près, feraient croire à une saturnale des
démons.
Qui peut dire combien de germes de corruption, de maladie et de mort
on va chercher là ? D'où viennent tant de maux honteux ? Pourquoi tant
de jeunes femmes infécondes ? Pourquoi tant de jeunes hommes qui se
sentent mourir à vingt-cinq ans ?
Et dans les fortes natures que la mort épargne, en est-il qui
reviennent pures, même de pensée ? Leur mémoire n'est-elle point salie
de ces exaltations libidineuses, de ces récits infâmes qu'on ne craint
pas de faire entendre même devant les enfants dont se font accompagner
des mères dépravées ; femmes sans entrailles et sans coeur ! Et, dans
les familles, quel désordre ! Combien sacrifient des épargnes qui,
ailleurs, eussent été employées au bien pour ces colifichets d'un jour,
pour ces oripeaux dont on croit se parer et qui avilissent !
Toute femme qui quitte son ménage et qui insinue à son époux de la
conduire à ces réunions avilissantes aura bientôt besoin de lui fermer
les yeux sur sa conduite. Quels attraits ces lieux peuvent-ils lui
offrir ? Quelle âme honnête et chaste n'éprouve pas de répulsion pour de
telles horreurs ? Celle donc qui méconnaît ainsi son devoir n'a plus
droit à aucune sorte de respect ni d'égard, car elle se fait, par
induction, l'égale des prostituées, dont elle envie les plaisirs obscènes
et la licence affreuse. Quant à l'homme qui provoque et reçoit sans
dégoût et sans honte l'injure que la dernière des créatures peut lui
cracher à la face, nous ne lui ferons point de reproches, c'est une de
ces "âmes sales, pétries de boue et d'ordure" comme les désigne La
Bruyère, qui ne sauraient s'imaginer à quoi peuvent servir les nobles
facultés et la vie de l'honnête homme. On nous reprochera peut-être
d'être bien rigides et de faire du puritanisme, en ce siècle, et chez les
Français surtout. Ce n'est point à dire que nous repoussions toute
distraction et tous plaisirs, parce que ceux dont nous avons parlé nous
répugnent. Il y a de nobles fêtes dont la France a montré l'utilité et
la beauté sans égale à une de ces époques glorieuses dont elle aura
toujours le droit d'être fière, et à ces fêtes nous serions bien heureux
de participer ; il y a aussi des réunions intimes et douces, pleines de
décence et d'abandon fraternel auxquelles on peut toujours prendre part,
puisque les bonnes moeurs n'y font qu'y gagner. Quant aux autres, nous
les considérerons toujours comme nuisibles et funestes pour les hommes
d'une grande nation ; car, dans sa joie, comme dans ses peines, il ne
faut jamais qu'un peuple oublie qu'il est sous les regards de Dieu.
L'ATELIER,
ORGANE DES INTERETS MORAUX ET MATERIELS DES OUVRIERS.
Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger.
Liberté, Egalité, Fraternité, Unité.
4ème année, n°6
MARS 1844
pages 95 - 96.
(BHVP PER 4°167)